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Au commencement n’était pas le verbe

Par Laura Plas - Les Trois Coups.com

 

 

Plus proche de la danse contemporaine ou du théâtre que du cirque stricto sensu, L’Homme de Boue offre le spectacle poignant de l’humaine condition.

Éprouvant mais poétique.

 

 

À Nexon, cette année, il y avait des solos et des créations collectives, des formes courtes ou longues, en plein air ou sous chapiteau, faciles d’accès ou très osées. L’Homme de boue appartient sans conteste à la dernière catégorie. La proposition a en effet de quoi déconcerter ceux qui auraient une vision étroite du cirque. Nathan Israël ne recourt à aucune des disciplines circassiennes homologuées. On pourrait certes évoquer le jonglage, mais celui-ci n’est pas spectaculaire et il est pratiqué presque en passant. Car il ne s’agit pas pour Israël de faire de numéro, son numéro. Qu’on se le dise pour n’être pas déçu, on se sent plutôt du côté du ballet ou du théâtre.


De fait, c’est par l’expression corporelle avant tout que l’artiste dévoile les efforts pathétiques d’une créature encore dépourvue de langage pour s’extirper du limon. Or, son talent dans ce domaine est indéniable. Tantôt il bondit avec la souplesse du primate, tantôt il adopte le port altier de l’homo sapiens.

 

Il se contorsionne de désespoir, se traîne pour retrouver le confort de la fange, comme le Robinson de Michel Tournier (1). Son interprétation nuancée, engagée (il faut de la conviction pour jouer par 9 °C à peine dans la boue) ne peut que toucher. Certains riront pour se défendre, mais d’autres auront le ventre noué. Car le personnage nous interroge : ne nous repaissons-nous pas de la vision de ses efforts vains,

ne faisons-nous pas de lui une bête de foire ? Et puis ne nous renvoie-t-il pas notre reflet sous une forme mythique épurée ?

 

 

À chacun son interprétation

 

Car, tel Sisyphe (2) qui sans cesse remet son ouvrage, cet homme est aussi le premier homme. Il est encore le Golem, c’est-à-dire, selon le Talmud, Adam avant que Dieu ne lui ait insufflé son âme. Chacun puisera en définitive dans sa mythologie personnelle. Ce qui est sûr, c’est que la force de l’Homme de boue est d’être une œuvre ouverte. Elle l’est d’autant plus qu’aucune phrase ne vient pendant longtemps nous guider et que la mise en scène de Luna Rousseau explore les ressources de la sensibilité.
Par exemple, le travail sur la lumière, difficile en plein air, est pourtant ici délicat. Il nous plonge dans un clair-obscur ou éclaire les traits et les gestes du danseur. Surtout, la création sonore de Théo Girard s’apparente à un poème. Elle associe les mots (psalmodiés, murmurés, enfin proférés) et les musiques d’une manière très belle. Nous sommes ainsi environnés de paroles qui flottent autour de nous, comme la langue de la Genèse. À la fin, comme l’homme de boue parvient à s’élever vers le ciel dans un moment libérateur, on entend alors le verbe de l’écrivain : Claude Louis‑Combet. Ils sont magnifiques !

 

Au bout du chemin, il y a donc un instant d’une fulgurante poésie. Le personnage y touche les étoiles, et nous respirons d’autant plus largement que nous avons vécu ses affres dans notre chair. C’est loin d’être évident, mais qui a dit que la beauté se laissait apprivoiser aisément ?

 

 

 

(1) Dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique, réécriture deRobinson Crusoé, Robinson va se réfugier nu dans la boue pour retrouver les sensations du ventre maternel.
(2) Dans la mythologie grecque, Sisyphe est condamné aux Enfers à rouler indéfiniment un rocher jusqu’à un sommet d’où ce dernier retombera à nouveau vers le vallon, contraignant le damné à recommencer son ouvrage.

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